Durant les années 70, le Maroc attire beaucoup de hippies dont le célèbre Jimmy Hendrix et les Rolling Stones. La charmante petite ville portuaire de l’Atlantique d’Essaouira s’aligne à sa façon sur le même axe cosmique que Woodstock, Katmandou au Népal et les Îles Baléares. Elle rassemble mystiques et chasseurs de nirvana.
C’est dans ce contexte – mais à Casablanca- que les anticonformistes Nass el Ghiwane (gens de bohème, gens de la passion extatique) émergent et redonnent aux musiques populaires marocaines leurs lettres de noblesse. Dans une période marquée par l’hégémonie du tarab égyptien (musique savante et classique arabe qui gagna le paysage artistique nord-africain) ou de l’Arabo-andalou, une nouvelle tendance s’installe. Le mouvement ghiwani (impulsé par les Nass el Ghiwane) gagne de plus en plus d’adeptes et revendique pleinement son africanité, sa langue populaire et savante (le darija poétique), et la culture du parler vrai. Larbi Batma, qui avant de se lancer dans l’aventure avec ses copains était gardien de vélo devant un cinéma de Casa, disait des chansons de Nass el Ghiwane : « Ce sont des chansons qui content la souffrance de l’homme pauvre et de ses soucis quotidiens. Nous avions découvert quelque chose qui s’appelle « la chanson du peuple”.
Dans son ouvrage paru en 2011 (**), Omar Sayed le leader du groupe relate cette renversante expérience. Le livre revient sur la genèse, l’évolution, les influences et la success-story planétaire de ces jeunes du quartier populaire et cosmopolite de Mohammadi à Casablanca, que rien ne prédestinait à la notoriété et qui sont devenus des figures de «l’intelligentsia » marocaine de gauche.
Ces jeunes adeptes, du théâtre du dramaturge Tayeb Saddiki, jouent dans la rue et ravivent des traditions orales nord-africaines comme celle des boughanim, ces troubadours errants, fin moralisateurs, fort éloquents et riches en verbe. Les origines régionales diverses des membres de la formation contribuent à enrichir leur répertoire. De tous ces apports culturels que les ruraux apportent dans les faubourgs des villes, les Ghiwanis font leur miel. Leur musique est une éloquente synthèse de la tradition musicale marocaine riche de ses influences sub-saharienne, andalouse, séfarade, arabe et amazigh. Cette démarche ouvrira la voie à d’autres formations marocaines comme Jil Jilala, Tagada, Lemchaheb, Megri mais aussi à des artistes d’Algérie, de Tunisie et de Libye.
À travers des chansons comme « Allah ya Moulana » (Mon Seigneur) , « Fine ghadi biya khouya » (Où m’emmènes-tu mon frère ?), « Jibou Li Hali » (Emmenez-moi vers la transe), ils fusionnent ou font cohabiter divers styles musicaux marocains comme le melhoun, l’aita et révèlent des musiques ésotériques de transes qui ne se pratiquent que dans les cercles fermés comme celle des Hmadcha, une confrérie mystique soufie fondée au XVIIe siècle, sans oublier le son des gnaoua, musique thérapeutique savamment métissée dont les racines sub-sahariennes furent perpétuées par les descendants d’esclaves que la traite transsaharienne mena jusqu’au Maroc.
C’est l’un des membres du groupe Nass el Ghiwane, mâalem Abderrahman Kirouche dit Paco, natif d’Essaouira, qui rejoignit le groupe en 1974 et fit sortir le gnaoua des cercles d’initiés pour lui donner tribune dans la musique du groupe. Cette heureuse « hérésie » est d’ailleurs devenue la marque de fabrique d’Essaouira qui depuis plus de vingt ans rassemble les adeptes de la Tagnawit (la voie des Gnaoua) et des artistes du monde entier lors du Festival Gnaoua et Musiques du monde. Le rapport à la spiritualité, sinon à la mystique, Nass el Ghiwane le revendiquait dès sa création en 1970. Le chercheur-mélomane Mokthar Zagzoule notait d’ailleurs que, sur les pochettes de leurs deux premiers 45 tours enregistrés en 1972, figurait le sous-titre « New Derwich ».
Oussama Becissa, musicien de la formation algéro-libanaise Astral Vibes Conspiracy évoque le groupe avec beaucoup d’émotion : « J’ai tenté quelques reprises de Nass el Ghiwane et ce n’est pas chose facile. Leur musique est brute, sans prétention de perfection ou de technicité et leurs textes sont crûs mais nous prennent aux tripes. C’est aussi cela, la magie de Nass el Ghiwane».
Avec plus de quarante ans de carrière, l’héritage musical de Nass el Ghiwane a traversé des générations de musiciens. L’anthologie Klam el Ghiwane – Paroles du Ghiwane, éditée en 2003, regroupe l’ensemble de leur répertoire.
« Ô toi qui est faucon tout orgueilleux
Ô toi qui es coq sur la dune et développes tes ailes
Je n’ai jamais vu une gazelle marcher parce que les éperons le commandent
Il n’est pas dans l’humeur des chevaux racés de courber le cou
Et non plus le fier palmier donner ses dattes sucrées trop tôt
Et si on s’impatiente contre son gré seul un fruit amer en ressort
Ô toi, qui es loup dans les bois et qui remplis la nuit de ses hurlements »
Extrait de « Fine ghadi biya khouya » (Où m’emmènes-tu mon frère ?)
Officiellement apolitique, l’engagement et l’esprit contestataire du groupe transparaissent toujours, de manière subtile et imagée. Rarement de manière frontale, mais plutôt à travers des fables pamphlétaires… Maroc monarchique exige. Cependant, en 1972, sous le règne du roi Hassan II, le groupe est embarqué par la police en plein concert pour avoir chanté « Sabhane Allah sifna oula chtoua », (ô mon Dieu, notre été est devenu hiver), avec obligation d’expliquer sur PV le sens du texte :
« Mon dieu pourquoi notre été est devenu hiver ?
(Parce) que notre printemps est devenu automne
(Parce) que la justice n’est pas rendue
(Parce) que nos dirigeants sont absolutistes et corrompus «
Mais leur engagement dépasse la cadre marocain : d’abord parce qu’il fait écho au malaise de la jeunesse des pays voisins, tout aussi verrouillés, mais aussi parce qu’il s’étend à des questions internationales, comme dans la chanson « Sabra wa Chatila », parue en 1983, qui revient sur le massacre, un an plus tôt, des civils palestiniens dans les camps de réfugiés du même nom au Liban.
« Dans ce monde le meurtrier est à l’honneur et l’injustice triomphe
Le passé regorge d’exemples
Dans ce monde les malheurs abondent tels des vagues
Les larmes des enfants passent
Leur âme est rendue à Dieu
Elle a vécu et s’éteint dans l’ombre
Dans ce monde l’abus est flagrant
Le scrupule est absent, l’orphelin est dupé
Et il y a tant à dire… »
Ces « Rolling Stones de l’Afrique », comme aime les surnommer Martin Scorsese, n’eurent pas – on s’en doute- les faveurs des autorités, et seront longtemps bannis des ondes et scènes officielles. Ils ne seront « réhabilités » qu’en 2007 par le roi Mohamed VI. De nos jours, la production musicale et les apparitions sur scènes des Nass el Ghiwane se font rares, mais le groupe (renouvelé au fil du temps) continue d’inspirer la jeune scène nord-africaine et demeurent la plus singulière des institutions marocaines.